Arrivé à Saint Joseph, j’ai déposé le livre des monitions à la sacristie et me suis ensuite rendu devant l’église, comme je le fais d’ordinaire pour parler avec les gens qui viennent pour la messe de 9 h 30 et attendent à l’extérieur la fin de la messe des enfants.
La situation était déjà très tendue: une foule compacte chantant en agitant des branchettes était bloquée par les Gardes civiles un rien à gauche de l’Église vers le rond point Victoire.
J’ai vu de mes yeux les Gardes Civiles venir décharger leurs armes en l’air presque à bout portant, un mètre devant les manifestants. Ensuite la DSP est arrivée, elle a fait reculer la Garde Civile et s’est mise à tirer sur les manifestants. Ce que j’ai vu et entendu, c’est une avalanche de balles qui semblaient venir de toutes les directions et une fuite éperdue des manifestants. L’un d’entre eux est tombé la face contre terre juste à la grille de la parcelle. Je suis allé vers lui; le sang coulait abondamment de la tête; il avait été atteint d’une balle à hauteur de la lèvre, en plein visage. C’était une balle tirée pour tuer. Des hommes de bonne volonté l’ont ramassé et transporté sous le porche de l’église. À ce moment aussi la manifestation restait toujours pacifique: de multiples appels «bofínga bangó tɛ́ – ne les insultez pas» étaient adressés aux plus excités.
Peu après, un second corps a été amené, venant du côté de Matonge. Il a été déposé à côté du premier devant l’église. Sur le coté gauche de l’église, près de la porte de la chorale, deux hommes furent encore atteints par une même balle au moment où ils se jetaient par terre le long du mur de l’église. On les transporta vers l’arrière, entre l’église et le presbytère.
Quand l’église a été ouverte, les corps des deux premiers tués ont été portés à l’intérieur et couchés par terre au pied du chœur.
Tous les quarts d’heure environ jusqu’aux environs de midi, on a apporté d’autres corps, jusqu’à en avoir 7 couchés côte à côte. Il était difficile de tenir l’ordre dans cette chapelle ardente improvisée, surtout à chaque arrivée d’un nouveau corps. Mais de multiples personnes s’y sont employées à tour de rôle, animant au micro des chants, récitant le chapelet ou donnant des instructions pour orienter le cortège des personnes qui voulaient défiler devant les victimes. Ce défilé n’était pas inutile, car peu de morts avaient des papiers sur eux. Ce sont des personnes qui les connaissaient qui ont identifié les autres. Sur chaque corps, on put ainsi déposer un carton portant son nom et son adresse. Beaucoup de personnes ont copié ces informations et une série de photos et même de films ont été pris.
Tous les morts étaient touchés par balle au visage ou à la poitrine et saignaient abondamment. Plusieurs visages étaient horribles à voir. Un drap a été mis sur certains. Il y avait parmi les victimes un enfant de cinq ou six ans et un autre de douze à quinze, dont le papa s’est présenté et a placé le corps sous la protection de l’Église. On avait en effet vu des hommes en tenue de Croix rouge se faufilant dans les rues autour de l’église et très tôt il était certain pour tous qu’ils étaient le service de croix rouge de la DSP et non celui de la zone ou de la ville.
On craignait dès lors qu’ils ne fassent disparaître les corps, comme après le massacre des étudiants de l’université le 4 juin 1969.
Vers 14 h, les environs de Matonge étaient vides et contrôlés par la DSP et les Gardes Civiles. Mais il y avait encore environ 2000 personnes dans l’église et dans la parcelle qui l’entoure. Il était clair que les militaires cherchaient à les disperser.
Il était peut-être 14 h 45 quand le dernier drame s’est produit. Un soldat, grimpé sur le toit de la salle paroissiale, a jeté à l’intérieur de l’église une grenade lacrymogène à travers les claustras. Je l’ai vue tomber, elle a éclaté et dégagé une fumée suffocante. Pris dans la densité des gaz, c’est sur tout le corps qu’on ressent assez rapidement des picotements. Ce fut une panique affreuse: les gens se sont rués les uns sur les autres, écrasant tout ce qui résistait, renversant l’orgue, les fleurs autour du tabernacle, arrachant les rideaux et tentures. Des gens ont escaladé la cloison arrière du chœur pour se retrouver bloqués dans le corridor étroit qui se trouve derrière: ils ont alors brisé une série de vitres translucides donnant sur l’extérieur.
Beaucoup se sont jetés sur la vasque des fonts baptismaux et la sacristie, dans le souci de mouiller leur mouchoir pour se protéger les yeux. Que de casse en quelque minutes par un acte irresponsable, sans avertissements ni sommation! Pour ajouter d’ailleurs à la panique, les militaires se mirent à tirer en l’air en rafales pour achever de disperser ceux qui sortaient en courant de l’église.
Vers 15 h 20, on vit s’avancer des hommes en tenue de croix rouge autour de l’église et deux corbillards. Nous ne pouvions pas accepter qu’on prenne les corps sans ordre de mission et une décharge indiquant où on les conduisait. Une discussion s’éleva entre les militaires, leurs croix rouge, le commissaire de zone et nous-même.
Le commissaire de zone donna l’ordre de prendre les corps de force, malgré notre protestation. Le parent d’une des victimes qui était dans l’église laissa alors éclater sa douleur en criant qu’il n’appartenait pas à ceux qui avaient tué ces hommes de les emporter sans l’accord de leurs familles. Le commissaire de zone demanda à deux soldats de le saisir. Mais l’homme, par la force du désespoir, réussit deux fois à les jeter par terre. Ce fut une course affreuse dans l’église. Finalement, l’homme se cramponna à l’autel. Il en fut enlevé avec brutalité: le cierge électrique fut lui-même arraché, la nappe déchirée et l’eau du vase de fleurs renversée sur l’autel. A ce moment, il y avait tout un groupe de militaires en armes et sans aucun respect dans l’église. Pendant ce temps, les croix rouges enlevaient les corps sans ménagement et sans même prendre la peine de noter leur identité. Les ayant chargé dans deux corbillards amenés près de la porte latérale située du coté de la chorale, ils partirent avec sirènes précédés d’une jeep de la DSP avec drapeau de la croix rouge.
Il était 15 h 48 quand tout fut fini. Avec les trois abbés de la paroisse, nous nous sommes alors rendus chez le Cardinal pour lui faire rapport sur ce qui s’était passé depuis le matin. Après avoir écouté notre récit, il tint à prier un chapelet à la chapelle, puis nous accompagna à Saint Joseph pour voir l’endroit où les morts avaient reposé et l’état dans lequel se trouvait l’église. Il en fut très peiné et partit ensuite visiter les blessés qui se trouvaient à l’hôpital Saint Joseph à Limete (KN).»
témoinage par un prêtre, connu à la rédaction
Itimbiri ya Sika – 20 février 1992
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